L'avenir de l'enseignement supérieur en Afrique
La situation des enseignants du supérieur et l’avenir du développement en Afrique Takyiwaa Manuh* Introduction Al’opposé des scénarios catastrophes qui ont caractérisé les écrits sur l’enseignement supérieur (ES) en Afrique au cours des deux dernières décennies (cf. les nombreuses sources citées dans Ajayi, Goma, et Ampah Johnson 1996), la période actuelle peut être considérée comme une période d’espoir retrouvé et d’optimisme. Les nombreuses publications, conférences, réunions et initiatives sur «la relance de l’enseignement supérieur en Afrique», et dont la plupart sont organisées par les bailleurs de fonds, constituent un témoignage de la résistance et de la détermination des universitaires africains, et des tentatives de réformes, assez faibles, il est vrai, des institutions africaines qui ont refusé de se laisser entraîner dans le désespoir et un sentiment d’infériorité concernant les affaires africaines, qui sont surtout cultivés par la Banque mondiale. En fait, ce qui est étonnant, c’est qu’en 2002 la Banque mondiale est revenue avec un programme pour l’éducation tertiaire en Afrique, et en fait maintenant une condition nécessaire pour le développement en Afrique (Banque mondiale 2002). Cependant, ce programme a fait l’objet de critiques pour son a-historicité et ses préjugés sélectifs, ainsi que sa tentative de reprocher aux Africains d’avoir, avec assiduité, appliqué les conseils de la Banque mondiale pendant plus de deux décennies1. Ce qui apparaît clairement à travers toutes ces activités, c’est la reconnaissance du fait qu’en Afrique comme dans les autres régions du monde, l’enseignement supérieur est nécessaire au développement du continent et beaucoup plus largement qu’on ne le présente, malgré le jeu de somme nulle qu’on a introduit entre l’éducation de base et l’enseignement supérieur au cours des deux dernières décennies2. Il est vrai que dans beaucoup de pays, la nature de l’enseignement supérieur et son aptitude à résoudre les innombrables problèmes font l’objet de préoccupations constantes. Cependant, les faux choix que les États ont dû opérer entre l’éducation de base et l’enseignement supérieur sont de plus en plus reconnus comme appauvrissant pour les destinataires de ces deux formes d’enseignement ainsi que pour les populations et les États. En ces temps de mondialisation, caractérisés par ce qu’on a appelé les «sociétés du savoir», le consensus se fait de plus en plus sur l’importance fondamentale de la connaissance en tant qu’élément crucial du développement moderne et de la compétitivité nationale au niveau mondial. Et les Institutions d’enseignement supérieur (IES) et les universités en particulier sont considérées comme des lieux propices à la production de savoir et dotent les populations de compétences dont elles ont besoin, ce qui suppose que l’accès à l’enseignement supérieur soit étendu à de larges secteurs de la population. Le résultat en est la «massification», situation en général non applicable à la majorité des pays africains où moins de 15 pour cent de la population a accès à l’enseignement secondaire, et où le pourcentage de la population accédant à l’enseignement supérieur est très bas, à peu près 3 pour cent. En fait, dans beaucoup de pays, les politiques mises en place au cours des deux dernières décennies dans le cadre des Programmes d’ajustement structurel, ainsi que la suppression des systèmes de bourses pour les étudiants a eu pour effet de restreindre l’accès à l’enseignement supérieur à des groupes socialement avantagés, malgré l’augmentation des inscriptions. Une caractéristique notable de l’enseignement supérieur aujourd’hui, c’est que les institutions qui le dispensent deviennent de plus en plus diversifiées, bien que l’État reste le principal acteur dans pratiquement tous les pays africains. Dans la plupart des pays, il existe maintenant plusieurs universités privées à but lucratif ou non lucratif, dont quelques-unes détiennent des franchises d’institutions d’enseignement supérieur étrangères, de petits instituts offrant des Master in Business Administration (MBA) et autres qualifications, et les universités virtuelles. Comme l’ont fait remarquer Kassimir et Sall (2002), le principal postulat de beaucoup d’analystes et de bailleurs de fonds est que sans la libéralisation du secteur de l’enseignement supérieur dans son ensemble, en particulier la partie qui bénéficie encore de l’appui de l’État, l’enseignement supérieur ne sera pas à même de contribuer à la compétitivité nationale ou encore de contribuer au développement de l’économie nationale. Il est inutile d’insister sur le fait que ces points de vue font partie intégrante de l’agenda néo-libéral, caractérisé par la prééminence de l’idéologie du marché et sa redéfinition du développement, du rôle de l’État, des marchés et du «bien public», qui domine la réflexion sur l’orientation de la politique et de l’action économiques, impliquant la privatisation de services essentiels tels que l’eau et la santé dans beaucoup de pays. L’ironie de la situation, c’est que dans le domaine de l’enseignement supérieur en particulier, les politiques qui sont mises en œuvre influent sur sa capacité à satisfaire la demande croissante actuelle: par exemple l’espoir de voir les médecins diplômés, les informaticiens et autres spécialistes rester au pays et permettre ainsi d’élever le niveau de vie des populations ou augmenter la compétitivité nationale est souvent déçu, du fait des occasions qui sont offertes d’émigrer pour gagner des salaires plus élevés et jouir d’une meilleure qualité de vie dans l’économie mondialisée du savoir. Ainsi, ni les universités, ni les États n’ont assez de contrôle sur les produits dans lesquels ils ont investi et ne bénéficient pas directement de cette formation, qui est absorbée par un monde globalisé en quête de «travailleurs globaux», ce qui réduit d’avantage la croissance du capital humain national et du savoir national, et par conséquent la capacité à compétir dans le soi-disant marché global. Kassimir et Sall (2002) insistent sur la nécessité d’un réexamen approfondi des nombreuses suppositions considérées comme acquises et jamais remises en question dans le débat sur l’impact de la mondialisation sur l’enseignement supérieur en Afrique et ailleurs, comme par exemple la vision des sociétés qui est sous-entendue dans le lien entre l’enseignement supérieur et la construction d’économies du savoir. En outre, et c’est très important, ils posent la question de savoir jusqu’à quel point des concepts tels que celui d’«économie du savoir» caractérisent vraiment l’état de l’environnement économique mondial et aussi en quoi ce concept est pertinent dans l’état actuel des politiques économiques africaines et leur capacité à l’adopter, étant donné les sérieuses contraintes liées à l’infrastructure et à l’économie sur l’accès et la connexion aux NTIC (Kassimir et Sall 2002). C’est à partir de quelques-unes de ces questions que nous entreprenons l’étude de la situation de l’enseignement supérieur en Afrique et la situation des universitaires. L’enseignement supérieur en Afrique Comme on le sait, les institutions d’enseignement supérieur en Afrique ont été créées un peu avant et juste après l’indépendance. Ces institutions étaient conçues comme des éléments essentiels du projet de construction nationale et étaient promues avec un grand enthousiasme par les nouveaux États. On attendait des universités qu’elles redirigent leur mission pour se mettre au service des nouvelles nations et leurs besoins spécifiques de développement. À peu d’exceptions près, il devait y avoir une université nationale par pays, pour former le personnel et les ressources humaines nécessaires au fonctionnement de la bureaucratie et des services publics. Dans une large mesure, et sans réexamen critique de leur caractère et de leur orientation, ces institutions ont joué le rôle qui leur était dévolu en formant les cadres nécessaires au fonctionnement de la machine administrative héritée du pouvoir colonial, produisant ainsi ce que Mamdani (2002) appelle «des hommes et des femmes standardisés». Conformément à leur statut d’institutions publiques, le sort des universités et autres institutions d’enseignement supérieur a été étroitement lié à celui des États, ce qui a aussi déterminé le type et le niveau de financement disponible, ainsi que le niveau d’autonomie institutionnelle et de liberté académique. Cependant, l’écroulement de nombreuses économies nationales à partir du début des années 1970 et la déstabilisation des structures sociales qui en a résulté a débouché sur la crise prolongée de plusieurs institutions, y compris celles de l’enseignement supérieur. Les budgets de l’enseignement supérieur ont stagné et ont connu une chute vertigineuse avec des impacts dévastateurs sur tous les aspects de la vie et du travail universitaires, beaucoup d’institutions n’étant plus que l’ombre d’elles-mêmes. À partir des années 1980, à la suite de l’adoption des Programmes d’ajustement structurel, la situation des institutions a empiré lorsque l’ES a perdu du terrain en faveur de l’éducation de base, sous la direction de la Banque mondiale. Dans le même temps, les réformes du secteur éducatif entreprises dans le cadre des PAS imposaient des exigences particulières aux IES qui se voyaient maintenant obligées d’accroître les effectifs tout en subissant une réduction du personnel et des subventions, et l’État, en tant que créateur et garant de l’emploi se voyait obligé de réduire les emplois, beaucoup de diplômés ne pouvaient plus trouver d’emploi dans la fonction publique. En fin de compte, ces mesures ont eu un sérieux impact sur la qualité et le moral du personnel et des étudiants. Une chute dramatique des investissements a eu lieu au niveau de l’enseignement supérieur, même si on a assisté à un accroissement du nombre des institutions de 52 en 1960 à près de 300 en 2002, accompagné d’une importante hausse du nombre d’étudiants. Malgré cela, la demande au niveau de l’ES continue de dépasser l’offre, conduisant ainsi à l’apparition de nouveaux fournisseurs de services privés et d’institutions d’enseignement à distance. On a remarqué que malgré la réduction de l’intérêt porté à l’enseignement supérieur en Afrique au cours des deux décennies, le caractère social et public des IES n’a jamais été remis en cause. Elles n’ont pas perdu leur pertinence par rapport aux sociétés où elles se trouvent malgré les privations et la stagnation à partir des années 1970 et 1980, et ont toujours répondu à l’appel pour servir d’espaces privilégiés pour les débats, les critiques et la mobilisation pour le changement politique (Kassimir et Sall 2002, Sall 2000). En effet, à des degrés divers, partout dans le continent, les IES et en particulier les grandes universités publiques ont activement participé aux luttes contre l’autoritarisme et le déclin de la vie nationale et sociale, et pour l’ouverture de l’espace démocratique. Au cours des années 1970, 1980 et 1990 un grand nombre de campus universitaires, au Nigeria, au Sénégal, au Ghana, dans l’ancien Zaïre et au Mali, parmi beaucoup d’autres, ont été la scène d’affrontements avec l’armée et la police, qui se sont parfois soldés par des morts. Le calendrier universitaire a, à plusieurs reprises, été interrompu par des grèves dans divers secteurs de la communauté des IES et par la fermeture des établissements par les autorités. Ce qui est intéressant, c’est que la demande sociale pour l’ES n’a jamais baissé au cours de la période qui a connu un accroissement phénoménal des inscriptions d’étudiants et la création de nouvelles institutions publiques et privées, en réponse à la pression des parents et étudiants pour un accès plus large, même sous des régimes autoritaires, et des décisions politiques ont souvent été prises pour des raisons d’opportunisme politique. Rathgeber (2002) cite une récente étude au Kenya selon laquelle les taux de rendement pour l’enseignement primaire, plus particulièrement pour le secondaire sont considérablement plus bas aujourd’hui que dans le passé, et entre 1978 et 1995, les taux de rendement pour l’enseignement secondaire a baissé de plus de 66 pour cent du fait de la cherté de l’enseignement secondaire et aussi parce que les chances de trouver un emploi se sont amenuisées avec la détérioration de l’économie kenyane. Cependant, ceci ne s’appliquait pas dans le cas de l’éducation tertiaire, où la preuve était faite que les taux de rendement privés pour l’université étaient élevés, ce qui semble avoir été en partie la raison de l’immense pression publique en faveur de l’expansion du système universitaire dans les années 1980. Elle a également fait remarquer qu’en général, les taux de rendement étaient plus élevés pour les femmes que pour les hommes à tous les niveaux. Comme on l’a noté ci-dessus, l’augmentation des effectifs s’est opérée dans le contexte des PAS et des sévères restrictions dans les opportunités d’emploi dans la fonction publique, qui a été le principal employeur des diplômés des universités dont la plupart est au chômage. Une explication de ce paradoxe apparent a été fournie par Kassimir et Sall (2002.) qui soutiennent que la demande pour et l’accès à l’ES doivent se comprendre comme un «calcul social» dans le cadre duquel les espoirs mis sur l’ES figurent dans la (re)structuration sociale des sociétés africaines et les modèles généraux de stratification et de reproduction sociale, et pour les étudiants comme pour les parents, l’enseignement supérieur devient un des moyens d’accéder à une vie meilleure et plus sûre avec la reconnaissance de leur statut de diplômés, et une certaine vision de l’avenir du pays et de leur place dans cet avenir. Ils font aussi remarquer qu’au niveau des institutions elles-mêmes, les universités recherchent les ressources qui assurent leur propre développement et leur propre reproduction et, dans certains cas, gardent l’espoir qu’elles ont un rôle plus important à jouer comme institutions publiques, alors qu’une grande partie de la population compte aussi sur elles pour fournir les opportunités et une vision sociale. Kassimir et Sall (2002) attirent l’attention sur ces dynamiques locales et nationales des systèmes africains d’ES qui s’interconnectent mais ne sont pas déterminés par le nouveau contexte global d’une plus grande attention qui est portée à l’enseignement supérieur. La situation des universitaires Comme l’a fait remarquer Sall (2000), les milieux universitaires et de recherche dans l’ES africain sont aussi les milieux socio-politiques, économiques et culturels, et les évolutions de chaque milieu affectent l’autre ; dans des pays tels que le Liberia, la Sierra Leone, la Somalie et le Rwanda, la guerre civile a entraîné la destruction de nombreuses infrastructures d’ES, l’abandon des campus et la fuite des étudiants. La communauté universitaire n’est pas homogène et connaît des divisions de genre, classe, idéologie, régionales, ethniques et raciales. Cette communauté comprend de jeunes universitaires, des étudiants, des femmes, des assistants, des maître-assistants, des professeurs, des administratifs et des universitaires membres de minorités ethniques, religieuses et autres. Parmi ces différents groupes, la lutte pour la liberté d’étudier, d’enseigner, de faire de la recherche, etc. est une lutte menée aussi bien à l’intérieur de la communauté universitaire que contre des forces extérieures. Cette lutte s’est intensifiée à la suite du déclin massif des économies africaines et les réductions budgétaires des IES qui en ont résulté, surtout à la suite de l’introduction des PAS. S’il est vrai que la plupart de ces combats étaient menés dans le cadre de revendications matérielles, telles que les bourses, salaires, aides, et conditions de travail, ils étaient cependant souvent politisés et sortaient des limites de l’université. Kassimir et Sall (2002) situent la lutte pour les libertés académiques dans un combat plus large pour l’extension des possibilités de débats critiques et rationnels sur les affaires publiques avec la participation de journalistes, musiciens, écrivains, chefs religieux et d’autres membres de l’intelligentsia, combat qui était étroitement lié aux conflits sur le respect des droits de l’homme et l’élargissement de l’espace démocratique. Cependant, comme le font remarquer Ajayi, Goma et Ampah (1996), ce ne furent pas tous les universitaires qui s’identifièrent aux aspirations démocratiques des masses africaines, et quelques-uns ont même aidé leurs gouvernements à martyriser leurs peuples et se sont devenus les avocats du changement non démocratique. Un aspect important de luttes sur lequel on n’insiste pas souvent dans l’analyse de la situation des universitaires, est la lutte pour l’égalité des genres et les transformations institutionnelles. Un examen de l’environnement et des structures de l’enseignement supérieur montre qu’ils sont extrêmement sensibles à la question du genre, tout comme les États qui les abritent sont très autoritaires et à prédominance masculine. La question du genre structure aussi l’entrée et l’accès des femmes et est présente dans les programmes scolaires et universitaires (Makosana 2001). La sensibilité du processus de l’enseignement suprérieur et ses hypothèses de base à la question du genre conditionnent le comportement de l’encadrement et des étudiants et façonnent l’environnement universitaire général qui est largement hostile aux femmes ainsi que les opportunités qui s’offrent aux étudiantes et étudiants en matière de carrière. Le genre constitue également un élément déterminant dans les relations sociales au sein de la communauté universitaire; cependant il a souvent été ignoré dans l’évaluation de la situation des universitaires. En Afrique, à peu d’exceptions près, les femmes sont minoritaires comme étudiantes, enseignantes, chercheuses, administratrices et personnel de soutien, ce qui constitue un reflet de la plus grande marginalisation des femmes et des filles à d’autres niveaux et formes d’enseignement et dans d’autres structures étatiques et de prises de décision. Cette situation a un effet sur les cultures institutionnelles qui sont patriarcales comme le montrent les relations enseignants/enseignantes avec les étudiants, les relations entre étudiantes et enseignants et les relations entre étudiants. Tamale et Oloka-Onyango (2000) font remarquer que l’environnement universitaire est régi par des valeurs et des croyances patriarcales, que les enseignantes et les étudiantes sont en général considérées comme étant moins «compétentes» que leurs collègues hommes, et en outre, doivent travailler deux fois plus pour légitimer leur position et leur autorité. En outre, les femmes intellectuelles sont sujettes au harcèlement sexuel, sont exclues des réseaux d’«anciens élèves» et ne font presque jamais partie de la hiérarchie des doyens, directeurs, chefs de département et administrateurs. Ils rapportent que même dans un pays comme le Soudan qui a traditionnellement joui de libertés académiques assez rares sur le continent, l’avènement du régime d’Omar El Bashir a restreint ces droits et affecté l’expression des droits des femmes à une liberté académique sans harcèlement sexuel, ni intimidation. Il est interdit aux femmes universitaires de voyager sans être accompagnées d’un muhram (un homme, parent proche par les liens du sang) jouant le rôle de gardien (Africa Watch 1991-94). On a forcé les étudiantes à porter le voile et beaucoup de femmes ont systématiquement été exclues de la fonction publique, et beaucoup de femmes membres des professions libérales ont été mises en détention par le gouvernement (WUS 1988:119). Le cas de Levina Mukasa, étudiante en première année à la Faculté des sciences de l’éducation à l’Université de Dar es Salaam qui s’est suicidée pour mettre fin à l’intolérable harcèlement sexuel dont elle a été victime constituera un réquisitoire permanent contre l’ES africain. Tamale et Oloka-Onyango condamnent les déclarations de Kampala et Dar-es-Salaam sur les libertés académiques qui contiennent des références au «harcèlement» mais ne donnent pas une description explicite du harcèlement basé sur le genre dans son origine et ses manifestations (2000). Citant Freire, ils attirent l’attention sur le contexte autoritaire dans lequel a lieu la diffusion du savoir en Afrique, et la documentation bien fournie sur les abus sexuels par des professeurs, depuis les avances sexuelles, menaces d’échec aux examens, jusqu’au viol: le résultat en est que beaucoup de femmes considèrent maintenant le harcèlement sexuel comme «normal» (Tamale et Oloka-Onyango 2000). Rathgeber (sous presse) cite un récent rapport de la Banque mondiale sur l’enseignement supérieur dans les pays en développement qui n’aborde la question du genre qu’en cinq paragraphes sous le titre «Problèmes auxquels sont confrontés les femmes et les groupes défavorisés» (Groupe de travail sur l’enseignement supérieur et la société 2000:41). Elle note que ce traitement n’est pas atypique de la façon de penser de la société en général sur les questions du genre et de l’enseignement supérieur où les femmes sont considérées comme marginalisées ou «défavorisées», et où l’on pense que leurs problèmes peuvent être résolus en s’assurant qu’on leur offre plus de places à l’université. Poussant ces observations plus loin, Mama (2002) fustige le «jeu des nombres» selon lequel un quota est fixé pour permettre à un nombre limité de «femmes» et «autres minorités» ou «autres groupes défavorisés» d’avoir accès aux universités, qui restent des lieux profondément hostiles aux femmes. Cette attitude permet d’éviter les problèmes plus sérieux de transformations intellectuelle et institutionnelle pour permettre aux institutions africaines d’enseignement supérieur de jouer un rôle crucial dans la multitude de mouvements africains pour la démocratisation et l’égalité des genres en termes politiques et idéologiques. Les outils pour changer ces cultures sexistes et patriarcales existent même à l’intérieur des IES, qui détiennent une base de connaissances immense et bien documentée sur ce sujet ainsi que le note Rathgeber (sous presse): au cours des années 1980 et 1990, des milliers d’études sur les questions de genre ont été menées par des universitaires africains. Mais ces études ont eu peu d’impact sur les cultures et pratiques institutionnelles des universités, pratiques vis-à-vis des étudiantes et sur les attitudes sociales changeantes; en fait, dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, les IES africaines n’ont pas ouvert la voie et ont tacitement adopté quelques-unes des conceptions les plus conservatrices sur les rôles et capacités selon le genre. Beaucoup d’IES africaines sont en retard sur d’autres institutions qui ont pris au sérieux la question du développement organisationnel et ont interrogé leurs cultures et pratiques institutionnelles: pratiques de gestion; relations de pouvoir; ressources et division du travail, et/ou adopté des politiques sur l’égalité des chances (Deem 1996). L’incapacité à prendre le développement organisationnel au sérieux pour aller vers les transformations institutionnelles a intensifié la crise à laquelle sont confrontées la majorité des IES africaines au cours des deux dernières décennies. Ajayi et al. (1996 et références citées) ont documenté d’une manière très détaillée la situation difficile à laquelle les institutions et les universitaires ont été confrontés à partir du milieu des années 1970. En gros, il s’agit principalement des ressources humaines, financières et physiques dont disposent les institutions et leur impact sur l’enseignement et l’apprentissage. En particulier, à cause de la nature extravertie des IES qui a malheureusement conduit à la dépendance sur les fonds extérieurs pour importer l’essentiel des biens nécessaires au fonctionnement d’une IES, les fonctions académiques d’enseignement et de recherche ont stagné dans plusieurs pays, car il n’y avait pas d’argent pour payer le personnel expatrié, former le personnel local à l’étranger, payer les voyages du personnel à l’étranger lors des conférences, et acheter des manuels. En outre, on notait une stagnation et une détérioration des ressources matérielles avec l’arrêt du développement du capital, et le manque d’une culture de la maintenance, de mauvaises procédures d’approvisionnement qui ont conduit à la ruine des installations existantes. En plus d’une expansion non planifiée, la détérioration et le manque d’installations telles que des salles de cours, des laboratoires, des logements et de bonnes conditions de vie du personnel et des étudiants, des bureaux pour le personnel, de mobilier et fournitures de bureau et la réduction des systèmes de bourses des étudiants, tout ceci a sévèrement limité le renforcement des capacités de l’université. Alors que l’isolement des universitaires était quelque peu atténué par l’existence de réseaux tels que le CODESRIA, l’OSSREA, l’AERC et l’AAPS, en particulier pour les spécialistes en sciences sociales et l’AAU, pour les Recteurs et Vice-chanceliers, dans l’ensemble, les universitaires étaient abandonnés à eux-mêmes et beaucoup ont trouvé des solutions à leurs frustrations et à leur pauvreté croissante: quelques- uns ont trouvé des emplois secondaires, ont fait des consultations ou ont simplement quitté l’institution. La plus grande menace dont les IES ont dû faire face a peut-être été leur incapacité à attirer et à retenir leur personnel au cours de la période de crise et la baisse du moral et de l’estime de soi qui s’en est suivi, avec pour résultat l’appauvrissement des milieux universitaires avec des effets palpables sur l’enseignement, la recherche et l’administration. Les effets sur l’administration universitaire de la perte de personnel cadre a également réduit les capacités d’innovation et de créativité, et accru la dépendance sur l’extérieure. Dans plusieurs institutions, les résultats de la recherche et le volume des publications de recherche ont considérablement baissé, ce qui a affecté la qualité de l’enseignement et la confiance des étudiants et des enseignants. Selon Mamdani (2002), citant des sources de l’UNESCO, des 900 titres produits en 2001, seulement 1,5 pour cent étaient publiés en Afrique parmi lesquels 65 pour cent en Afrique du Sud et 25 pour cent en Afrique du Nord, ce qui est un reflet de l’absence de recherche, qui conduit au manque de pertinence de l’institution concernée avec de terribles conséquences sur le processus d’apprentissage; dans les pays de l’OCDE, les gouvernements financent près de 80 pour cent de la recherche. De même, les contributions d’universitaires et d’IES africains aux productions sur Internet sont négligeables à une époque de prolifération des bases de données et de réseau électroniques, et des technologies CD-ROM, amenant ainsi Ajayi et al. (1996) à qualifier les IES africaines de «désert communicationnel et technologique». Mama (2002) reproche aux universités africaines d’avoir été incapables de tenir leur promesse antérieure bien qu’ayant bénéficié de l’apport des grandes potentialités qu’elles ont formées. La plupart des talents produits dans leurs facultés sont partis rejoindre les institutions du monde développé, plus affluentes et plus riches en ressources. Elle cite le chiffre de 100 000 universitaires africains dans les institutions du Nord, alors que le même nombre d’experts expatriés sont «importés» pour conseiller les gouvernements africains chaque année au coût annuel de 4 milliards de dollars en devises, et se demande quelle contribution cette somme énorme, si elle avait été plus judicieusement dépensée, pourrait apporter pour retenir ou faire revenir ces talents dont l’Afrique a désespérément besoin, et dont certains auraient pu donner des conseils beaucoup plus pertinents que ces experts expatriés. Cependant, ces décisions n’ont pas seulement été prises par les autorités de l’ES, mais par des États qui suivent et appliquent les recommandations des puissants bailleurs de fonds, entraînant la stagnation et la relégation des IES. D’autre part, les autorités de l’ES ne sauraient être absoutes de toute responsabilité dans l’état actuel des choses. Ajayi et al. (1996) critiquent les universités pour leur manque d’engagement, l’absence d’informations suffisantes à la disposition du public afin qu’il soutienne l’ES et le présente comme une nécessité absolue dans le développement national et le progrès auquel il faut accorder la priorité. L’IES et les perspectives du développement africain Il y a actuellement des tentatives de réforme dans plusieurs IES pour réparer certaines erreurs commises ces deux dernières décennies et remettre les institutions en état de fonctionner. Cependant, comme l’ont noté Singh (2001) et d’autres, la plupart de ces réformes se fondent sur des principes étroit de rentabilité économique et n’intègrent pas suffisamment les objectifs sociaux plus larges de l’enseignement public. De même, Sawyerr (2002) attire l’attention sur le caractère des réformes et leur orientation et leurs capacités à faire face aux problèmes pressants auxquels sont confrontées les populations africaines. Comme il le fait remarquer, l’enseignement supérieur a un rôle crucial à jouer dans la croissance économique nationale et le développement, en apportant des améliorations dans la justice sociale par un accès équitable, la recherche du savoir plus tôt que des objectifs économiques, la diffusion d’une large gamme de connaissances et de compétences à toute la population et la formation de citoyens démocratiquement informés et à l’esprit critique développé, tout en réaffirmant l’importance de l’enseignement général. Il faut donc construire un consensus autour du développement national et continental et des objectifs propres de l’ES et aussi pour que le financement de l’ES par le gouvernement soit prélevé de son budget principal. D’autre part, Sawyerr (2002) fait remarquer qu’on ne sait pas exactement jusqu’à quel point ces réformes s’intègrent dans une vision nationale commune des objectifs sociaux et de la place de l’éducation et de l’ES dans le processus de transformation nationale. Dans une large mesure, les réformes sont la plupart du temps orientées par les bailleurs de fonds et ne reflètent pas nécessairement un engagement déterminé de la part des gouvernements nationaux de reconstruire leurs systèmes d’enseignement supérieur. Le manque d’intérêt relatif du NEPAD pour l’enseignement supérieur souligne ce manque d’engagement et l’incapacité constante des dirigeants et des États africains à définir leurs priorités et accorder l’attention et les ressources nécessaires à l’enseignement supérieur. Le rôle des universitaires et des IES dans la mobilisation de l’engagement en faveur de l’enseignement supérieur et l’amélioration subséquente des conditions dans lesquelles ils enseignent, font de la recherche et servent les communautés dans lesquelles ils sont, par leurs propres efforts vers les transformations institutionnelles, ce rôle donc, est essentiel pour la revendication de ce que Tade Akin Aina (2002) a appelé «des communautés intellectuelles continentales et des communautés de pratique et de professionnalisme», et réduire «la tension entre le renforcement de la créativité et le savoir et la pensée alternatifs oppositionnels». La capacité à conduire des transformations institutionnelles dépend de l’existence d’une certaine liberté académique, qui sera elle-même renforcée et garantie par la capacité des universités et autres IES à établir des liens avec des communautés plus larges au-delà du monde universitaire et à s’identifier avec leurs besoins et leurs aspirations. * Auteur Notes 1. Je fais ici particulièrement référence aux commentaires exprimés par les participants à la suite de la présentation par William Saint, Conseiller principal pour l’enseignement supérieur à la Banque mondiale, dans une publication de New York Bank sur l’Enseignement supérieur, à une réunion des Rencontres de partenariat sur l’enseignement supérieur organisée par les fondation Ford, Rockfeller, MacArthur et Carnegie à Accra, au Ghana, le 22 septembre 2002. 2. À la suite de la conférence des Recteurs financée par la Banque mondiale (Harare 1986), selon laquelle les pays africains n’ont pas besoin d’universités et qu’ils doivent fermer les universités, faire former du personnel à l’étranger ou le faire venir de l’étranger, et se concentrer sur l’éducation de base. Dans ce scénario, l’enseignement primaire était opposé à l’ES, qui n’était pas considéré comme étant utile. Références Africa Watch., 1991, «Libertés académiques et violations des droits de l’homme en Afrique», Londres. Aina, T.A., 2002, «Commentaires sur une conférence donnée par Mahmood Mamdani», Rencontre du partenariat pour l’enseignement supérieur, Abuja, Nigeria, 18 mars. Ajayi, J.F. Ade, Goma L.K. H. et Johnson Ampah G., 1996, The African Experience with Higher Education, Accra, AAU, Londres, James Currey et Athens, Ohio University Press. CODESRIA 1996, État des libertés académiques en Afrique 1995, Dakar, CODESRIA. 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